Politique

Les étudiants désenchantés

La Croix 26/6/1968

 

Vivant au contact d'étudiants, je suis frappé de leur lassitude et de leur désabusement maintenant que les flammes de l'enthousiasme et parfois de la violence retombent. Chez certains, je décèle même une amertume.

Leur fatigue physique explique en partie ces sentiments. Après la tension nerveuse des euphories et des colères, après d'interminables discussions, il leur faudrait le grand air. Malheureusement, les vacances familiales, les camps, les voyages, tout était déjà organisé pour d'autres périodes quand les événements se sont précipités ; et puis des tâches enchaînent encore les étudiants à leurs Facultés. Cette fatigue est très forte chez les meilleurs, je veux dire ceux qui, abandonnant le confort du travail en chambre, ont participé aux Commissions et aux Assemblées générale, saisissant que s'y jouait le sort de leur génération et que s'abstenir, sous prétexte d'un devoir d'état en fait détourné, était abandon. Ces abstentionnistes ont leur part de responsabilité dans un épuisement de leurs camarades qui, quelquefois, a dégénéré en dépression nerveuse. S'ils avaient été là, non seulement la tâche eût été moins écrasante, mais de fâcheuses majorités ou minorités ne se fussent pas imposées. Le civisme ne se limite pas aux votes pour l'Assemblée nationale.

Fatigue physique ou nerveuse, mais fatigue morale encore plus. Souvent trop minoritaires parmi les présents, ceux des étudiants qui veulent vraiment rebâtir l'Université se sont vu tournés par des éléments qui ne poursuivaient d'autres fins que politiques ou perturbatrices. Ils ont milité dans une atmosphère d'intrigues confuses et de surenchères, éprouvant l'impression d'être tournés par des Comités et des Mouvements qui n'appelaient démocratie que leur dictature ou bien créaient des organismes rien que pour réviser des décisions valablement acquises. Parallèlement, ils ressentirent et ressentent encore la crainte de travailler pour transmettre des projets à un pouvoir qu'ils jugent, à tort ou à raison, inattentif ou défavorable.

C'est grave, des désenchantés de vingt ans ! Devant ce drame de nos enfants, que beaucoup d'entre nous ne savent peut-être pas voir, nous, parents, retrouvons tout notre rôle et toute notre responsabilité. Non pas qu'il s'agisse de se livrer à je ne sais quelle reprise d'autorité probablement parodique. Ce serait nous séparer de nos enfants et perdre tout espoir de les aider. Il ne s'agit pas non plus pour nous de juger les coupables ou les repentis. Il s'agit d'être présents et d'écouter. Notre premier impératif ? L'accueil. Nos enfants ont d'abord besoin de parler. Permettons leur de soulever pour nous ce poids qui pèse sur leur âme. Soyons ouverts, et sachons comprendre même ce que nous n'admettons pas et ne devons pas faire semblant d'admettre. Laissons-les s'expliquer. Tout au plus, orientons-les jusqu'au bout de principes qu'ils énoncent souvent à l'étourdie. Telle est la meilleure façon de leur montrer la possible inanité. Cette méthode s'avère beaucoup plus efficace que la contradiction. Cela demande du tact, mais ce tact s'appelle amour, un amour dont ils éprouvent, bien qu'ils ne se sachent pas fragiles, un tel besoin !

Notre tact s'impose d'autant plus que, malgré ces lassitudes et ces désabusements, nos enfants, à travers la crise, ont beaucoup mûri. Ne gardons pas dans l'esprit le cliché d'adolescents, car en quelques semaines ils sont devenus des hommes. Ce contresens ajouterait des désenchantements aux autres. La meilleure façon de réconforter nos fils et nos filles, n'est-ce pas encore de constater cette neuve maturité, de leur montrer que nous en avons conscience, de les aider eux-mêmes à la ressentir ?